Je n'ai rien à cacher

"Je n'ai rien à cacher" est un argument qui soutient que les récoltes de données, les analyses de données et la surveillance ne sont pas un problème pour la vie privée. Du moins, tant que cette vie privée ne fait pas l'objet d'activités répréhensibles par la loi locale. Cet argument est régulièrement utilisé dans les discussions pourtant sur la vie privée et son respect. La notion de vie privée serait-elle donc une anomalie ?

Le fait est que la majorité des gens croient que ces processus ne sont pas dirigés contre eux car "ils ne sont personne". Ces mêmes croyances qui désignent les cibles par "Les voyous, les malfaiteurs, ceux qui s'engagent sur des activités répréhensibles par la loi" malgré les preuves quasi quotidiennes qui indiquent que la surveillance des individus est quotidienne.

"Je n'ai rien à cacher" vient souvent avec le fait de ne pas savoir ce qui est fait de ses données personnelles. Dans le cas contraire nous entendrions plus souvent "je ne veux rien à partager".

Mise au point sur quelques notions

Avant de commencer à parler de la vie privée, il est important de s'accorder sur quelques points de vocabulaire employés dans l'introduction.

NotionDescription
Vie privéeLa vie privée est la capacité, pour une personne ou pour un groupe de personnes, de s'isoler afin de protéger son bien-être.
SurveillanceLa surveillance est l'acte d'observer des activités. Elle peut être secrète ou évidente.

Pour comprendre l'importance d'un tel sujet, il faut d'adbord s'attarder sur sa notion. La vie privée est la capacité, pour une personne de s'isoler afin de protégér son bien-être. La notion de vie privée suppose les notions de liberté de conscience et de propriété privée. Le concept de vie privée s'oppose aussi au concept de vie publique. En ce sens, la vie privée peut parfois faire écho à l'anonymat et à la volonté de rester hors de la vie publique.

La notion de vie privée se distingue du domicile privé. Tout ce qui se passe dans un domicile privé relève de la vie privée, mais celle-ci s'étend aussi dans les lieux publics. Ainsi, la révélation au public de la vie privée d’une personne, notamment sur Internet, peut compromettre sa réputation, à tort ou à raison.

Dans ce contexte, dire que le respect de la vie privée accepte des exceptions est faux. Que ce soit pour justifier une mesure de sécurité collective ou parce que nous jugeons, à tort, qu'une information privée personnelle est moins importante que celle d'un criminel. Pour s'en rendre compte il suffit de remplacer "gouvernement" par "pirate".

  • Je n'ai rien à cacher "au gouvernement (ou à telle entreprise)"
  • Je n'ai rien à cacher "à un pirate"

En résumé, le gouvernement aurait le droit d'espionner les individus mais les pirates non ? L'article 12 de la La Déclaration universelle des droits de l'homme nous dit:

Nul ne sera l'objet d'immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d'atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes.

Dans le Droit, un gouvernement doit justifier son intrusion justement parce que la vie privée est un droit. Il ne doit pas créer des lois qui iront légitimiser une quelconque exception, sous-entendu une violation.

L'importance de la vie privée

Dans l'absolu, nous n'avons pas besoin d'avoir "quelque chose à cacher" pour cacher "quelque chose". L'important n'est pas d'avoir quelque chose à cacher, mais plutôt l'expérience de posséder une aire privée, intime, qui peut être cachée, ou dont l'accès peut être restreint. Du point de vue de la psychologie, nous deviendrions des individus lorsque nous découvririons que nous avons le pouvoir de cacher quelque chose aux autres.

Irions-nous jusqu'à installer des caméras dans nos toilettes, dans nos chambres ? La réponse est non. Pourtant, nos actions dans ces lieux sont, a priori, toutes légales. Pourquoi pas en équiper tous les enfants pour lutter contre les actes de pédophilie ? Ce serait absurde n'est-ce pas ? Cette gêne ressentie en lisant ces exemples, c'est ce qui se produit lors d'une atteinte à la vie privée.

Un autre exemple. Imaginons maintenant qu'en sortant du bureau, vous trouviez des individus fouillant dans les poubelles pour récupérer des informations sur vos clients, employés, contrats… Aucune raison de s'inquiéter. Il n'y a "rien à cacher" n'est-ce pas ?

Le premier exemple illustre un besoin d'intimité. Le second met en lumière un besoin de protection d'informations privées des membres d'une entreprise.

Affirmer que vous ne vous souciez pas du droit à la vie privée parce que vous n'avez rien à cacher n'est pas différent de dire que vous ne vous souciez pas de la liberté d'expression parce que vous n'avez rien à dire. – Edward Snowden

Certaines personnes peuvent souhaiter dissimuler un comportement qui est mal accepté par la culture dominante. D'autres préfèrent garder le silence sur leurs finances, leur famille ou leur travail. Les gens qui n'ont "rien à cacher" ne réalisent pas toujours à quel point le croisement des donnés permet d'obtenir des informations poussées sur leur situation. Réseaux sociaux, moteurs de recherches, emails, société bancaires, magasins fréquentés… sont autant de sources d'informations qui permettent d'établir un profil psychologique et émotionel d'une personne. Ce profil peut ensuite être utilisé pour détecter sa vie amoureuse, ses besoins, son hygiène de vie ou sa situation financière.

Plus généralement, le fait, pour un individu de se savoir potentiellement surveillé peut l'amener à modifier son comportement et à s'autocensurer.

Dans son roman 1984, George Orwell explique que le plus dangereux dans une telle situation n'est pas d'être surveillé en continu, mais de savoir que l'on est susceptible de l'être à tout instant (puisqu'il est impossible de vérifier si'on est observé ou non).

La protection de soi et des autres

Ne pas se sentir concerné par la collecte de ses données personnelles est une chose ; mais pour certains, défendre sa vie privée revient aussi à défendre celle de son entourage. Le principe est le suivant : si personnellement je ne prête pas d’importance à ce que les données de mes échanges et communications soient collectées, rien ne m’assure que parmi mes correspondants, tous seront du même avis. Protéger sa vie privée, c’est aussi et avant tout protéger celle de ses proches, ou même celle d’individus inconnus dont on croise le chemin.

Comment les contrebandiers chassent-il le rhinocéros ? En analysant les photos des touristes qui leurs permettent d'extraire les positions GPS des animaux pendant la journée.

Comment un pédophile pourrait-il surveiller un enfant ? De la même manière, en analysant les photos que les parents postent sur les réseaux sociaux.

Un système de surveillance qui cible un individu va également s'intéresser à son entourage plus ou moins proche. Quelqu'un qui n'a "rien à cacher" peut se retrouver impliqué par l'un de ses contacts. Chacun est donc non seulement responsable de la vie privée de son entourage mais aussi susceptible d'être mis sous surveillance en fonction de ses proches.

Les révélations d'Edward Snowden ont montré que lorsque la NSA surveille un individu, elle surveille aussi jusqu'à 3 niveaux de ses relations. L'application française StopCovid / TousAntiCovid surveille les relations sociales. À ma connaissance, le Renseignement français n'a pas dit merci publiquement (à Singapour, c'est déjà fait).

C'est bien là tout l'enjeu. Lorsque nous parlons de protection de la vie privée, cela inclut sa propre protection, mais aussi celle des gens gens qui nous entourent. Ne pas se sentir concerné par cette protection à l'échelle personnelle est une chose. Seulement, il faut garder à l'esprit que cette négligence fait aussi courir des risques à nos contacts : nos proches, notre environnement professionnel et même des inconnus dans la rue lorsqu'il s'agit de photos par exemple.

Le mauvais usage des données collectées

Toute entité collectant des données peut diffuser sur une personne des informations susceptibles de lui nuire, ou bien utiliser des informations la concernant pour lui refuser l'accès à certains services. Même si cette personne n'a commis aucune mauvaise action. Il est donc possible de causer du tort à quelqu'un par erreur, à partir de données recueillies. Il n'est pas exclu que des données soient diffusées par erreur ou bien que quelqu'un les obtienne par vol.

La question de la réutilisation des données se pose aussi. Lorsque des données ne sont pas collectées de façon transparente, est-il possible de s'assurer qu'il n'y aura pas de dérive ?

Les récolteurs, plus grands défenseurs de leur propre vie privée

Les responsables des organisations qui mettent en place des programmes d’analyses des données ne sont pas toujours enclins à faire sur leur propre vie privée les concessions qu’ils entendent imposer aux autres. De la même manière, ceux qui non "rien à cacher" sont peu enclins à diffuser leur état de santé, leur finances, leurs pratiques sexuelles ou les informations intimes de leurs enfants.

Lors d'une question sur la vie privée, le Senateur Durbin demande Mark Zuckerberg (CEO de Facebook) s'il peut partager devant le Sénat le nom de l'hôtel où il descend.

Sen. Durbin asks for name of Zuckerberg's hotel in privacy
question

Monsieur Zuckerberg a répondu "Non" mais il aurait tout aussi bien pu continuer avec : "mais je peux vous dire où vous avez dormi la nuit dernière".

Des motivations pas toujours énnoncées

La communication à l'égard des individus surveillé est complexe. Aussi, l'emploi d'une couverture est presque toujours nécessaire.

Par exemple :

Le premier élément pour détecter une couverture c'est d'observer la réponse émotionnelle des individus. L'objectif étant de diriger la peur sur un sujet qui semble plus concret en termes d'effet et de temps. Perdre la liberté de voyager cet été parle plus que perdre une assurance santé dans 3 ans. Perdre un peu de revenus publicitaires aujourd'hui parle plus que de perdre la souveraineté de son business en ligne à terme.

Cette réponse émotionnelle est utilisée pour que les individus autorisent ce qu'ils n'auraient pas autorisé autrement.

La vie privé est importante pour chacun

Alors, pourquoi devrions-nous nous inquiéter de la surveillance généralisée quelle qu'en soit la source (Un gouvernement, un organisme de santé, une entreprise privée, un individu) ? Après tout, si nous ne faisons rien de grave, nous n'avons aucune inquiétude à avoir.

La traduction de cette idée démontre l'abandon de nos droits. C'est une manière de nier avoir besoin de ces droits dans le futur car ce n'est pas important maintenant et de croire que la surveillance est menée dans l'intérêt des individus surveillés. Les droits sont importants car nous ne savons pas quand nous en aurons besoin.

Chacun devrait pouvoir mener sa vie comme il l'entend, sans avoir à se soucier de ce qu'un rapport de surveillance pensera de ces actions dans le futur, comment elles risquent d'être utilisées ou d'interpréter d'éventuelles intentions. Nous avons besoin de confiance envers notre environnement ; or celle-ci n'est que façade si la vie privée n'est pas respectée.

J'ai besoin de vie privée non pas parce que mes actions sont discutables, mais parce que votre jugement et vos intentions le sont. – Reddit, anonyme

Au final, l'argument "je n'ai rien à cacher" n'est qu'une méthode pour détourner le débat sur la protection de la vie privée. Cet argument ne prend en compte qu'une partie du problème. Il peut prendre au piège car il oblige le débat à se concentrer sur une compréhension très étroite de la vie privée. Mais lorsqu'il est confronté à l'utilisation abusive, la collecte, la surveillance et la divulgation, cet argument est, en fin de compte, hors sujet.


Pour ceux d'entre vous qui parlent anglais, je vous invite à regarder cette vidéo.

"I have nothing to hide", Data Privacy in 2020 | Nelio Leone | TEDxAmityUniversityDubai

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TEDxAmityUniversityDubai